Les aventures absolument tranquilles de Mozzarella (quoiqu'un type a dit : "tout est relatif") entrecoupées d'interludes qui ne sont pas sans contenir une inutilité obscure au profit d'un éphémère et léger divertissement.

mardi 21 décembre 2010

La magie de Noël

A l’approche de Noël, Mozzarella jubilait, sans nul doute. Cette vision attendrissante des petits enfants emmitouflés dans leur doudounes bibendum fluorescentes et gambadant dans les boues post-neigeuses au son de cris d’australopithèques ne faisait qu’ajouter au sentiment de joie qui envahissait ses tripes déjà gonflées par les prémisses gastronomiques des fêtes. Elle regardait les toits gris se fondre au loin dans le ciel brumeux et sombre de décembre, prometteur de journées tendres. La frénésie des masses se ruant dans les grands magasins dégageait cette généreuse chaleur d’affection, témoin de l’incontestable humanité hivernale.

Ne vous y trompez pas, les enfants. Non, Noël n’est pas une célébration commerciale. Non, ce 24 décembre n’est pas prétexte à la dépense. Non, Noël n’est point du traditionalisme sirupeux, mais bel et bien la résurgence des liens familiaux et ce profond désir de balayer les casseroles du passé entre les membres brouillés d’une communauté – jusqu’à ce que le champagne tiède et le vin râpeux montent à leurs cerveaux ramollis et provoquent une ultime scène d’engueulade.
Noël est et reste, à jamais, l’héritage d’une authentique culture.

Quand Mozzarella se promène en ville, elle ne peut s’empêcher de regarder les vitrines pailletées du Printemps où s’agitent de mignons lutins – que quelques charitables âmes de Peter Pan ont passé l’année à concevoir minutieusement – ou encore ces sympathiques marionnettes en forme de rennes et de poupées dont les mouvements récurrents finissent par se fatiguer jusqu’à malencontreusement suggérer l’acte naturel de la copulation. Moment fatidique où les petits garnements demandent à leur papa en serrant très fort leur main : « Dis, il fait quoi le renne avec la dame ? », ce à quoi le papa répond gêné : « Viens mon chéri, je t’emmène au rayon lego ». Chers petits naïfs !

La magie de Noël, ce sont aussi les vendeurs de marrons chauds qui se plantent sur les trottoirs encombrés et qui hurlent aux paniqués des cadeaux que c’est bon et pas cher. Les marrons daubent le grillé à dix mètres et ont le ventre aussi rabougri que des têtes réduites, mais il semblerait qu’il faille jouer le jeu. D’ailleurs, Mozzarella se fait inévitablement alpaguer par un édenté au bonnet multicolore qui lui brandit sous le nez sa louche remplie de châtaignes éclatées. C’est le moment où il faudrait refuser, mais où tout pousse à dire oui. Pour faire plaisir. Parce que c’est Noël. Mozzarella se fait taxer de cinq euros pour un ridicule sachet qu’elle jettera au coin suivant. Néanmoins, elle est fière : à sa manière, elle aura contribué au bonheur d’une famille dans le besoin, qui envoie papa vendre des marrons pendant que maman tricote des pulls de laine violets pour son adorable marmaille.

Et puis Noël, c’est aussi un sapin. Des boules féériques incassables, des guirlandes électriques entortillées, des étoiles en alu déformées. C’est une crèche en pâte à sel qui siège au tronc et croule sous les épines. C’est un petit Jésus peint par la gentille Simone, deux ans et demi, pour la tombola de l’école. C’est tout cet univers magique et spirituel qui flotte souverainement autour de l’arbre, tandis que les enfants s’agitent à côté, s’envoient les décorations à la tronche, ignorant une mère désespérée qui tente de les séparer et qui finit par se prendre les pieds dans le tapis, la tête la première sur les rois mages.

Et la bûche, mes enfants, que direz-vous de la bûche ! Cette formidable pâtisserie pleine de glace et de génoise que l’on commande au mois d’août pour être certain d’en jouir quatre mois plus tard ! Cet onctueux nappage à la crème de marrons tournée, cette divine vanille dégoulinante, fourrée au chocolat périmé ! Cette délicatesse avec laquelle des rainures ont été formées sur les côtés, pour faire croire à une vraie bûche en vrai bois ! Et ce lutin en sucre planté sur une feuille de houx qui lui traverse l’arrière-train depuis quarante-huit heures, avec le sourire crispé de l’attente des RTT ! Un bonheur sans commune mesure.

Quant à ce cher, ce tendre, cet illustre bonhomme rouge rondouillard qui se promène partout en copies illimitées, arborant un rire gras et suspect qu’on ne connaît guère plus que chez les commentateurs septuagénaires, il est l’homme de la situation, celui qui séduit les enfants en leur offrant des carambars, puis qui les traumatise avec sa barbe pleine de bière dès qu’ils sont sur ses genoux pour la photo souvenir à l’entrée de Carrefour. La marmaille horrifiée se débat tandis que les parents lobotomisés se bousculent, espérant capturer dans leur appareil photo numérique la belle progéniture gémissante. Après quelques écrasements de pieds et quelques tours grillés, ce sont des règlements de comptes entre des pères furieux, des gamins orphelins perdus dans le supermarché et un papa Noël au costume piétiné dans la bataille.

Mozzarella en est convaincue : rien à faire, Noël, c’est beau.


vendredi 10 décembre 2010

Une parenthèse avec des mots

Le bureau est jonché de livres. Empilés sur le sol au gré des mouvements humains, ils patientent sagement avant de rejoindre les bibliothèques de l'étage ou de se blottir dans des enveloppes craft qui, le temps d'une nuit, feront office de carrosse pour se rendre aux mains de lecteurs avides. Ils sont petits, grands, minces, gros, légers, lourds, roses, bleus. Ils sentent bon. On a chatouillé leurs pages blanches à l'encre d'imprimerie. Des milliers de lettres noires se sont dessinées pour donner naissance à des mots, des histoires.

Imaginez-vous ces colonnes de bibliothèques ? Les murs en sont tapissés jusqu'au plafond. On ne voit plus l'horizon, et le ciel se cache quelque part. On entend des chuchotements lointains, entre les pages. Les livres susurrent leurs histoires. Je le sais car un soir, je suis restée seule très tard, et alors qu'un silence profond s'installait, j'ai perçu de plus en plus distinctement s'élever leurs voix végétales.
Les plus poussiéreux ont un timbre déjà rauque. Ils sont vexés d'attendre depuis si longtemps qu'on les extirpe de leur maison pour les ouvrir et les lire. Leur discours est presque monocorde ; cela fait des années qu'ils sont las de répéter leur récit en boucle. Les jeunes, au contraire, flambants neufs et bien au-devant de la scène, cultivent un grain clair et chantant. Ils piaillent presque, les insolents. Amoureux du monologue, ils en deviennent fatigants. Je les ferais taire, parfois.

Les histoires de ces générations confondues se recoupent et s'entremêlent dans un étrange et délicieux brouhaha. Si on tend l'oreille, on est capable de les distinguer. Il faut en choisir une et rester concentré. C'est un bon exercice. On se libère du palpable, on oublie la lumière agressive des néons, on voltige dans les spirales des phrases et les parfums de papier, jusqu'à ce que seul l'esprit reste présent et que le corps semble flotter quelque part. On finit même par discerner l'imperceptible bruissement des feuilles. Celles qui sont jaunies paraissent un peu plus lourdes. Elles battent de leur aile ridée avec lenteur et mélancolie.

Voyez-vous, lorsqu'on fait le tour du bureau, il y a plusieurs chaises sur lesquelles on bute si on n'est pas assez attentif et qu'on laisse le regard se perdre sur les livres, le nez en l'air. Plusieurs fois il m'est arrivé de me faire attraper par leurs pieds sournois. Elles s'ennuient de leur solitude, désabusées par l'indifférence des humains trop occupés à scruter les rayons remplis en position debout, les mains sur les reins. Avant d'être livrées au bureau, elles avaient une réelle fonction dans un musée ; les gardiens les creusaient en y écrasant leur flasque postérieur, à tel point qu'elles souffraient de sévères lombalgies. C'est la raison pour laquelle, au début de leur transfert, elles se réjouissaient d'être soulagées de ces fessiers . Mais à présent que leurs maux sont guéris, elles se languissent des doubles gelées rondouillardes, et seraient prêtes à tout pour retrouver quelque exercice physique. Malheureusement pour elles, on les disperse sans cohérence au milieu de la pièce et on les roue involontairement de coups de pied. Attaques qu'elles rendent bien en se vengeant sur un tibia un peu trop exposé, les bougresses.

Au centre de la pièce s'élève une table immense, qui tient tantôt le rôle de planche à fouillis, tantôt le rôle d'une invitation à la conversation, lors de réunions. A ces occasions, elle est débarrassée de la paperasse désordonnée qu'elle supporte avec indignation, et présentée sous son plus beau jour ; grattements d'éponge, produits ménagers, cirage sont de rigueur. Elle est déployée dans toute sa longueur et attend patiemment la venue de ceux qui s'assiéront autour d'elle, s'y accouderont peut-être, ou encore poseront méthodiquement leurs dossiers en vue d'échanges productifs. Elle est fière, silencieuse, et très indépendante.

Tournez-vous à présent dos à la porte. Vous apercevez ce porte-manteau sur votre gauche ? Il est souvent nu. Personne ne lui fait vraiment confiance. C'est le raté de la famille ; sa mère l'a compris dès sa naissance, et l'a abandonné dans un camion de livraisons. Il a un certain maintien qui a trait à sa vocation, mais aucune distinction. On dirait qu'il tend les bras dans le vide, à l'aveuglette, comme s'il implorait vainement. Il fait fuir les clients. De temps en temps, une âme charitable lui confie son manteau ; mais ce sont des occasions si rares ! Il est tout d'acier poli, et terni par les jours sans vie. Les extrémités de son buste sont rondes et insignifiantes. Quant à ses quatre pieds, ils manquent de symétrie, ce qui lui confère une attitude à la limite du ridicule. Pour compagnon, il a cet extincteur rouge vissé au mur, qui n'a pas dû servir depuis la guerre ; c'est un vieux soldat mutilé rabâchant ses histoires depuis des années. Il use invariablement des mêmes mots, des mêmes phrases, avec les mêmes intonations. Et ne s'arrête que lorsqu'il roupille. Le porte-manteau souffre beaucoup de sa condition de jeune Quasimodo ; il est assoiffé de rencontres et d'aventures, mais se souvient du respect qu'il doit aux anciens. Et, conscient de son inutilité et de ses obligations, il se sait déjà condamné à rester lié à l'extincteur pour le restant de ses jours. Il tend à la dépression.

Heureusement que l'armoire qui se trouve à sa gauche éprouve de la pitié à son égard et le console comme une mère. Elle n'a jamais pu enfanter et a trouvé en ce jeune quadrupède désillusionné le désespoir nécessaire pour combler son manque affectif. Elle le câline de mots tendres et lui offre un sirupeux réconfort. Le porte-manteau n'est pas mécontent de s'abreuver au puits de chaleureuses paroles mais se languit de la jeunesse. L'armoire, qui a depuis longtemps quitté son premier âge, est volubile et corpulente. En bonne mère nourricière, elle dévoile la poitrine généreuse de son double-battant, tandis qu'elle exhibe des accoutrements extravertis comme des assortiments de pochettes multicolores et des marqueurs fluorescents. L'écho des crayons qui s'entrechoquent au fond de ses étages sonne d'un rire généreux. Au fond, elle fatigue le porte-manteau beaucoup plus qu'elle ne l'apaise.



Regardez ces trois ordinateurs sur votre droite. Leur ronronnement tranquille exaspère depuis toujours l'extincteur ronchon. Ils sont pourtant plutôt discrets et cultivent des rites sympathiques. Ils s'éveillent le matin au son de clochettes qui se saluent au fond de leur cage thoracique, et leur grand œil rectangulaire, lorsqu'il s'ouvre, laisse apparaître l'iris d'un champ de lumières. Toute la journée, ils se tiennent en alerte, fidèles au poste, et piquent un somme lorsqu'on les abandonne un peu trop longtemps. Ils sont de bonne compagnie, extrêmement dévoués, s'autorisent parfois de petites colères de dépit. L'extincteur ne supporte pas leur asservissement et les trouve parfaitement stupides. Sa soumission dans l'armée lui a valu par la suite un rejet de toute forme d'autorité.

Tous les soirs, à la nuit tombée, je quitte les âmes de la pièce sur la pointe des pieds.